Une tomate avec un drôle de numéro
Quelqu’un
frappe à la porte. Lucie, la mère de Momo, va ouvrir.
— Je vous ai
apporté des tomates de mon jardin, annonce monsieur Pacossi.
— Elles sont
superbes. Vous n’auriez pas dû. Entrez donc prendre un verre de
vin.
— Je ne
voudrais pas vous déranger.
— Mais non,
ça me fait toujours plaisir de parler avec vous. Maurice, va porter
ça dans la cuisine.
Momo prend le sac de
tomates. Sur le comptoir de la cuisine, il les place dans le panier
d’osier où elles achèveront de mûrir. Mais il
remarque une chose bizarre. Une des tomates a un petit autocollant avec un
numéro. C’est le genre d’étiquette qu’il y a
sur les fruits dans les supermarchés pour permettre à la caisse
enregistreuse de savoir combien ils coûtent.
Comment une tomate
qui a poussé dans le jardin de monsieur Pacossi peut-elle être
ornée d’une étiquette autocollante? Momo devine tout de
suite la réponse : c’est parce qu’elle vient du
supermarché!
Mais pourquoi
monsieur Pacossi fait-il croire que les tomates qu’il a achetées
au supermarché ont poussé dans son jardin?
Cela demande à
Momo un peu plus de réflexion. Au bout de trois secondes, pas une de
plus, il a compris : monsieur Pacossi s’ennuie, tout seul chez lui.
Il aime bien, plusieurs fois par semaine, venir parler avec Lucie. Pour
ça, il a besoin d’un prétexte. Il ne peut quand même
pas entrer et demander : «Ma chère Lucie, offrez-moi un verre
de vin.» Alors, il apporte des pommes, des fraises ou des tomates, et
prétend que tout ça vient de son jardin. L’hiver, parce que
rien ne pousse, il arrive souvent avec un livre qui devrait intéresser
sa voisine.
Voilà
justement Lucie qui vient dans la cuisine chercher une bouteille de rosé
et des pistaches, parce qu’elle trouve que du vin ça se boit
toujours mieux quand on grignote un petit quelque chose. Momo, sans dire un
mot, lui montre l’étiquette sur la tomate.
Lucie sourit, se
contente de mettre un doigt sur sa bouche :
— Chut!
Elle le savait, que
c’étaient des tomates de supermarché! Mais elle fait
semblant de ne pas le savoir. Pourquoi? Pour éviter d’humilier
monsieur Pacossi.
Momo va
s’asseoir avec les autres à la table de la salle à manger.
Il aime bien les pistaches. Surtout depuis que monsieur Pacossi lui a
montré comment faire pour celles dont l’ouverture est trop
petite : on prend une demi-écaille, on l’insère dans
la fente de la pistache et on n’a qu’à tourner pour
l’ouvrir sans se casser les ongles.
Lucie et monsieur
Pacossi éclatent de rire. Momo se demande pourquoi. Distrait par une
pistache récalcitrante, il ne suivait pas la conversation. Mais il a
tout à coup une vision de cauchemar : Lucie prend autant de plaisir
à recevoir leur voisin que le vieux peintre en a à s’inviter
chez eux. Qu’est-ce que ça signifie? Qu’ils pourraient se
marier un jour! Oui, même si monsieur Pacossi est quatre fois plus vieux
que sa mère (pas tout à fait, calcule mentalement Momo, mais au
moins deux fois, si ce n’est pas trois), c’est une chose qui peut
arriver. Madame Beaulé, la maîtresse d’école, a
été l’objet de toutes les conversations à
Saint-Romain-des-Champs, l’année dernière, quand elle a
épousé un cultivateur qui avait quinze ans de moins
qu’elle.
Qu’est-ce qui
va se passer quand Lucie va se marier avec Alexandre Pacossi? Tout le village
va rire d’elle derrière son dos — et en plein sous le nez de
Momo.
Le pire, c’est
que rien ne peut empêcher ça. Lucie a eu ses papiers de divorce
l’an dernier. D’ailleurs, ça explique tout : pourquoi
aurait-elle demandé le divorce si ce n’était pas pour se
remarier?
— Tu as
l’air bien songeur, Maurice? demande monsieur Pacossi.
Momo
s’apprête à lui dire que non, il n’est pas songeur, et
que, à bien y penser, ce n’est pas de ses affaires si le vieux
peintre épouse sa mère. Quand il va lui-même décider
de se marier avec Jessica Laliberté, il ne demandera l’avis de
personne. Mais le téléphone sonne avant qu’il ait le temps
d’ouvrir la bouche.
Lucie se lève,
va répondre. Juste à voir son visage, Momo devine qui est
à l’autre bout du fil.
Sa mère a deux
attitudes possibles quand elle répond au téléphone. Ou
bien elle est joyeuse si c’est quelqu’un qu’elle
connaît. Ou bien elle fait une espèce de grimace
embêtée quand quelqu’un essaie de lui vendre une thermopompe
ou un abonnement à un journal.
Il n’y a
qu’une personne qui peut téléphoner et lui donner les deux
visages en même temps : à la fois joyeux et triste,
intéressé et ennuyé.
Cette
personne-là, c’est Emmanuel.
Et Emmanuel,
c’est le père de Momo.
Une invitation épatante mais pas tellement tentante
Au
téléphone, Lucie parle plus longtemps que d’habitude avec
le père de Momo. Elle dit souvent «oui» ou
«peut-être». Et aussi, une fois :
«L’école commence le 27. Il faut qu’il revienne
quelques jours plus tôt, à cause du décalage
horaire.»
Finalement, elle
soupire :
— Une semaine,
ça pourrait aller. Mais tu devrais lui demander toi-même.
Et elle tend
l’appareil à Momo.
Ça fait
déjà cinq ans qu’il n’a pas vu son père, qui
lui téléphone de temps en temps. Au moins une fois à
Noël ou au jour de l’An, et une autre fois pour son anniversaire
— pas toujours le jour même, mais au plus tard dans la semaine qui
suit.
Aujourd’hui, ce
n’est ni le 25 décembre, ni le 1er janvier, ni
l’anniversaire de Momo, ni la semaine d’après.
— Bonjour,
Maurice, comment ça va?
— Pas trop mal.
C’est
vrai : ça ne va pas trop mal pour Momo, à part le fait
qu’il va faire rire de lui quand sa mère va se marier avec un
petit vieux.
— Est-ce que
ça te dirait de venir faire un tour à Nice?
Momo sait où
est Nice : c’est une ville, dans le Sud de la France, où est
le restaurant de son père. Ce serait épatant d’y aller.
À l’école, la géographie est sa matière
préférée et Momo rêve de faire un jour le tour du
monde. Aller en France, ce n’est pas exactement le tour du monde, mais
c’est quand même un vrai voyage, pour lui qui n’est jamais
allé plus loin que Montréal.
Par contre, il
n’est pas sûr d’avoir envie d’aller chez son
père, qui s’est remarié récemment avec une femme
dont Momo ne sait rien. C’est peut-être une petite vieille,
s’il a le même genre de goût que Lucie, ce qui n’est
pas impossible puisqu’ils ont déjà été
mariés ensemble...
— Faudrait que
j’y pense, répond-il prudemment.
— Commence par
en discuter avec ta mère, puis rappelez-moi.
Momo raccroche.
— Rien de
grave? demande monsieur Pacossi en voyant la mine déconfite de ses amis.
— Son
père l’invite à passer une semaine chez lui en France,
explique Lucie. Il aurait préféré deux semaines, mais
l’école débute bientôt.
— Un voyage en
France? C’est une très bonne idée, ça!
Une très bonne
idée? Pas pour Momo. Non seulement il va retrouver ce père qui ne
devait pas l’aimer beaucoup, puisqu’il les a quittés, lui et
sa mère. Mais, en plus, il est quasiment sûr que monsieur Pacossi
sera installé à la maison quand il reviendra — à
moins que Lucie ne préfère déménager chez lui parce
qu’il a une maison plus grande.
— Vous
l’accompagnez? demande encore monsieur Pacossi.
— Non. Il offre
le billet d’avion à Momo, mais ça m’étonnerait
qu’il paye le mien.
— Je peux vous
prêter l’argent, si vous voulez. Vous me le rendrez quand vous
pourrez. Je viens de vendre un tableau…
— Pas question.
Je ne peux pas perdre une semaine de salaire. De toute façon, je
n’ai pas du tout envie de le voir.
Alexandre Pacossi
hoche la tête et sourit, apparemment très content de constater que
Lucie Monette n’a pas envie de retrouver son ex-mari. Il se tourne vers
Momo.
— Tu vas adorer
ça, la France. Nice, surtout, c’est magnifique, sur la Côte
d’Azur…
— Il
n’ira pas, interrompt Lucie au grand soulagement de Momo. Il est trop
jeune pour voyager tout seul.
— Ce
n’est plus un bébé! De toute façon, dans les avions,
ils s’occupent très bien des jeunes. Une hôtesse de
l’air les prend en charge à l’aéroport…
—
J’aurais trop peur. On ne sait jamais ce qui peut arriver.
— J’ai
une idée : si j’y allais avec lui? Ça fait des
années que je ne suis pas retourné en France.
Lucie hésite.
Momo aussi, même si on ne lui demande pas son avis. Mais ce projet a du
bon : si monsieur Pacossi part avec lui, il ne pourra pas se marier avec
Lucie pendant son absence.
— Dès
que je l’aurai confié à son père, je partirai
travailler de mon côté, ajoute le vieil artiste. Comme ça,
je ne dérangerai personne. Et puis, j’ai envie de me remettre
à faire des paysages.
— Si vous
êtes tous d’accord… dit enfin Lucie.
Momo songe alors que
ce voyage a aussi du mauvais.
Il va être pris
à voyager avec un vieillard qui n’a rien de commun avec lui, qui
parle tout le temps mais à qui il n’a presque jamais rien à
dire.
Malgré tout,
si on lui demandait son avis, il accepterait probablement. Parce que, plus il y
pense, plus il a hâte de prendre l’avion pour la première
fois, de découvrir un pays étranger…
Et peut-être
aussi de retrouver son père, dont il se souvient à peine.
— À
notre voyage, Momo! propose monsieur Pacossi en levant son verre et en le
choquant contre celui de Lucie.