Un traversier
La Mercedes sarrête au milieu de la descente du traversier de Saint-Ours. Pas de chance: il nest pas là.
Mais il nest pas loin. Mieux encore: il nest pas immobile, constate le conducteur de la voiture qui avait craint quil ne circule plus après minuit. Au milieu de la rivière, une ampoule blanche à deux de ses coins signale sa présence et oscille avec les faibles vagues.
Il ne reste plus quune question: sen vient-il vers Saint-Ours ou se dirige-t-il vers lautre rive? Après un bon moment dobservation, Martin Guertin constate que le bateau vient à lui. Poussé par le courant mais retenu par son câble, il sest dabord écarté vers la droite, en direction du fleuve. Mais il vient de dépasser le milieu de la rivière et commence à revenir tranquillement sur la gauche, contre le courant.
Lautomobiliste fait quand même un appel de phares, plus pour manifester son impatience que pour signaler sa présence. Ces machins-là sont sûrement pourvus dun accélérateur. Pourquoi celui-ci navigue-t-il si lentement?
Martin Guertin na pris ce traversier quune seule fois auparavant, au début de cette nuit de fin novembre, et en sens inverse, de Saint-Roch à Saint-Ours. Même que lopérateur du traversier on ne peut pas appeler capitaine un type qui se contente de faire tourner une hélice et de larrêter en arrivant à lautre rive lavait mis dans une rage silencieuse.
Le traversier avait quitté le rivage depuis quelques secondes, lorsquune camionnette est arrivée dans la descente de Saint-Roch. Le conducteur de la camionnette a lancé un long coup de klaxon pour attirer lattention. Au plus grand étonnement de Martin Guertin, le traversier sest arrêté et a fait marche arrière pour aller chercher le retardataire. «On se croirait dans le Tiers-Monde!» a-t-il soupiré. Un service de traversier le moindrement moderne et professionnel se doit de respecter un minimum de discipline. Une fois quun bateau est parti, un bateau est parti. Sil fallait que tous les avions du monde fassent ce coup-là chaque fois quun voyageur arrive en retard à laérogare alors quil reste des sièges libres à bord, plus personne ne voyagerait en avion, cest évident.
Le traversier accoste. Ce nest pas trop tôt. Martin Guertin a laissé le moteur de la Mercedes en marche, pour garder la climatisation, quil apprécie même par temps froid. La climatisation de cette Mercedes-là est capable de maintenir une température idéale, quelle que soit celle de lair ambiant: 21 degrés, pas un de plus, pas un de moins.
Il ny a ni passager ni véhicule à bord du traversier. Le préposé (oui, pourquoi pas le préposé, cest probablement ainsi quon lappellerait sil était membre de la fonction publique et rien ne prouve quil nen est pas membre) pousse un levier pour abaisser le panneau avant, une rampe daccès qui ressemble à un pont-levis de château du Moyen-Âge et remplit une fonction semblable dans cette embarcation quelque peu moyenâgeuse.
Du bout du pied, Martin Guertin dégage le frein de stationnement, passe au point mort et la Mercedes avance toute seule. Elle passe aussi à un cheveu de renverser un cycliste quasiment invisible, qui se faufilait imprudemment à sa droite.
«Le con!» songe lautomobiliste qui se soupçonne davoir bu un peu plus que la limite autorisée par la loi. Ce nest pas le temps décraser un cycliste, même si son vélo na ni les lampes ni les catadioptres exigés par un code de la route quaucun cycliste na jamais lu et encore moins respecté. Et qui est-ce quon blâme à tout coup, dans des cas pareils? Lautomobiliste, surtout sil a bu un peu plus que nécessaire, alors quon ne soumet jamais le cycliste mort ou plus rarement vif à lalcootest. Pas étonnant quil y ait de plus en plus de délits de fuite. Lautomobiliste qui a renversé un cycliste et qui nest pas totalement idiot na quà fuir du lieu de laccident, abandonner sa voiture quelque part, rentrer chez lui et signaler à la police quon vient de lui voler son véhicule alors quil prenait tranquillement un verre à la maison tout seul, ou mieux encore avec sa femme sil en a une et si celle-ci redoute de perdre le gagne-pain familial dans le cas où son mari serait envoyé en prison. Et la police ne peut rien faire, à moins que quelquun ait pu identifier lautomobiliste et non seulement son véhicule sur le lieu du crime. Non: de laccident.
Martin Guertin remet le pied sur le frein. La voiture est avancée bien suffisamment, lui semble-t-il, puisquelle est rendue en plein centre du bateau. Mais le préposé ou le garde-moteur, ce serait très bien, garde-moteur, pour expliquer la tâche de ce type qui ne fait guère plus que ça, garder un moteur a disparu. En tout cas, il nest pas là comme au début de la soirée pour lui faire signe davancer encore.
Lautomobiliste jette un coup dil au rétroviseur, parce quil est tout à fait possible que le garde-moteur soccupe de guider un autre véhicule. Mais non: pas lombre ou plutôt pas le phare dune autre voiture. Il est seul avec sa Mercedes.
Oups. Il a dû lever le pied du frein sans sen apercevoir tandis quil regardait en arrière, parce quun bruit de verre brisé se fait entendre. Cela semble venir de la droite, en avant. La Mercedes a touché quelque chose. Merde! Cest ce damné vélo qui semble lui avoir rentré dans un phare un bout de guidon ou de pédale.
Le cycliste est là, debout à côté de sa bicyclette, éclairé par la lueur de lautre phare.
Ce nest rien, dit Martin Guertin après avoir appuyé sur le bouton qui fait baisser la glace.
Il se rend aussitôt compte que cest à lautre, qui est en mesure de jeter un coup dil aux dégâts, de faire cette constatation si tant est quelle soit juste. De toute façon, la première chose à faire, dans un cas pareil, cest minimiser lincident. Oui, cest tout à fait ça: un incident, pas un accident. Éviter à tout prix de faire venir la police qui, de toute façon, naccourt maintenant que sil y a un blessé et de préférence un mort, ou mieux, plusieurs. Si le vélo est endommagé, Martin Guertin en offrira un neuf. Ou un doccasion, si le cycliste veut sen contenter et il aurait bien du culot de demander plus.
Lautomobiliste déboucle sa ceinture, ouvre la portière, sextirpe de son siège, va voir, lui aussi. Le vélo ne semble pas du tout abîmé. Cest une vieille bécane à guidon élevé, probablement sans vitesses. Un machin des années cinquante. Mais la Mercedes est devenue borgne. La lunette qui protège le phare de droite est brisée et lampoule doit lêtre aussi puisquelle néclaire plus.
Cest très embêtant. Martin Guertin a encore une bonne cinquantaine de kilomètres à faire pour rentrer à Montréal. Il suffirait quun policier zélé remarque le phare brisé et on lembarquerait pour conduite dun véhicule automobile avec facultés affaiblies et équipement de sécurité déficient.
Il remonte dans sa voiture dont le moteur tourne toujours. Il léteint. Les phares aussi. Non: le phare. Il na pas dautre choix que de rentrer chez lui avec un phare en moins. Il conduira plus lentement.
Mais peut-être le phare de droite nest-il mort quen position code? Il pousse le levier des phares. Oui, ça marche. À condition de ne pas avoir à croiser des agents de police qui lui en voudraient de les éblouir...
Pourquoi tu me casses pas la gueule, à la place?
Trop préoccupé de son phare mort, Martin Guertin na pas fait beaucoup attention à une discussion pourtant assez vive quil entendait vaguement derrière lui. Mais une des voix vient de parler plus fort et dit sur un ton pathétique des choses pathétiques, qui le font se retourner sur son siège.
Sur la rive, dans la montée, à quelques pas du traversier, deux hommes se disputent quelque chose. Un outil, on dirait. Une grande cisaille, semble-t-il.
Un des deux hommes celui qui vient de parler ou lautre, comment savoir? sécarte de son interlocuteur. Il brandit loutil (oui, cest bel et bien une cisaille) au-dessus de sa tête.
Si ça peut te faire plaisir, ricane-t-il.
Et il abat violemment la cisaille sur la tête de lautre, qui chancelle mais reste debout.
Martin Guertin se demande pourquoi le cycliste nintervient pas. Lui, il est de Montréal et cette querelle ne le regarde pas. Mais le cycliste, qui est de la région parce quen novembre personne ne se promène la nuit à vélo à des tas de kilomètres de chez lui, connaît probablement les deux rivaux. Pourtant, il ne bronche pas.
Lhomme à la cisaille abat encore trois fois son outil sur lautre, qui fait un pas en arrière. Un dernier coup sur une épaule le fait tomber pour de bon.
Cest toi qui las voulu, dit lhomme debout.
Il a lélocution brumeuse de celui qui a trop bu. Lui aussi chancelle un peu en faisant quelques pas en avant. Il tombe. Non: il sest penché, a mis au moins un genou par terre. Il ne se relève pas. Quest-ce quil peut bien faire? On dirait quil manie sa cisaille. Va-t-il arracher un membre à son adversaire vaincu? Pas du tout: lhomme achève de couper le câble dacier qui guide le traversier dans ses traversées.Martin Guertin na jamais fait attention à ce câble et à sa composition, mais il lui semble quil ne peut être fait dautre chose que dacier. Libéré, le bout du câble fuit le rivage en émettant un sifflement de plus en plus aigu, qui est suivi par un «plouf» retentissant. Le conducteur de la Mercedes comprend que cest le câble dacier, ou de toute autre matière dont est fait ce câble, qui vient dachever sa course dans les engrenages ou les poulies ou Dieu sait ce qui le retenait avant sa chute dans leau.