Un crabe qui parle français
Tu es dans les conserves, avec ta mère, au supermarché. Devant ton nez, il y a des centaines, peut-être des milliers de boîtes empilées sur des tablettes. Surtout des choses que tu naimes pas certaines parce que tu y as déjà goûté, et dautres parce que tu devines quel goût ça aurait si tu y goûtais.
Le thon, par exemple. Tu en as mangé souvent. Dans des salades ou avec des nouilles. Une horreur. «Mais le thon, dit toujours ta mère, cest plein de protéines.» Il y a aussi le foie de morue, dans les boîtes bleues. Tu nen as jamais mangé, mais rien quà regarder limage sur la boîte, tu en as mal au coeur.
Surveille le chariot pendant que je vais chercher les oeufs, dit ta mère.
Et elle séloigne en tabandonnant avec le chariot qui na pas tellement besoin dêtre surveillé, parce quil ny a dedans que deux pains, un rôti de porc, quatre yogourts, une boîte de céréales et un ananas frais. En plus, rien de tout ça nest payé. Qui serait assez fou pour voler votre chariot et être obligé de payer son contenu à la caisse, de toute façon ?
Aimes-tu ça, le crabe ? fait tout à coup une voix toute proche de ton oreille.
Tu te retournes. Il ny a personne derrière toi. Tu te retournes de lautre côté. Personne là non plus.
Oui, c'est à toi que je parle : manger du crabe, tu aimes ça ?
La voix insiste. Elle semble venir de juste devant toi. Comme si elle sortait dune boîte de homard. Le homard, ça, tu aimes. Tu nen as mangé quune fois, chez ton oncle. Cétait délicieux, mais les pinces seulement. Ton oncle voulait te faire manger une espèce de purée verte quil y avait dans le ventre du homard. Tu as refusé et ta mère lui a dit de te laisser tranquille.
Ça doit être la gourmandise qui te fait imaginer quune boîte de homard veut que tu lemportes chez toi pour te régaler. Ou bien cest une nouvelle invention publicitaire : des boîtes de conserve qui parlent pour quon les achète.
Psitt ! Plus haut, par ici, fait encore la voix.
Tu regardes sur la tablette, au-dessus du homard. Il y a une boîte quon dirait entrouverte. Et, dans le noir au fond de la boîte, il y a deux petits yeux qui brillent.
Comment tu tappelles ? demande la voix.
Tu hésites avant de répondre. Ta mère ta souvent dit de ne jamais parler aux étrangers. Par contre, deux yeux au fond dune boîte de conserve, cest étrange, mais ce nest pas vraiment un étranger.
Alors, tu dis ton prénom.
Cest un beau nom, dit la voix. Moi, je mappelle Pince-Nez.
Tu es un quoi ?
Tu nas toujours aucune idée du genre de bestiole qui peut habiter au fond dune boîte de conserve.
Un crabe. Regarde! il y a mon image sur la boîte.
Cest vrai : il y a sur la boîte un animal rouge, avec deux pinces dressées au-dessus du corps. Il a aussi deux petits yeux qui lui sortent de la tête. Ça ressemble un peu à un homard, sauf quau lieu dêtre en long, cest en rond. Tu dis :
Oui, mais ça ne prouve rien.
Et tu nas pas tort, parce que si les crabes se mettent à parler, quest-ce qui les empêche daller se loger dans les boîtes de homard, et les homards de se cacher dans les boîtes de crabe ?
Je tai posé une question et tu nas pas répondu : tu aimes ça, le crabe ? insiste la bestiole qui doit bien être un crabe puisquelle le dit.
Cest comme le homard ?
Pas du tout ! Cest beaucoup, beaucoup moins bon. Même que je me demande pourquoi des gens en mangent alors quil y a tant dautres choses délicieuses pour se régaler.
Si cest comme ça, je pense que je naimerais pas ça.
Si cest comme ça, tu vas memmener chez toi, décide le crabe.
Tu réfléchis. Pas longtemps. Tu as toujours rêvé davoir un animal à toi tout seul : un chien, un chat, nimporte quoi. Pourquoi pas un crabe ? Tu as des amis qui ont des hamsters, des poissons rouges, des tortues. Mais personne na un crabe. Surtout pas un crabe qui parle. Et en français par-dessus le marché.
Tu te hisses sur le bout des pieds pour atteindre la tablette des boîtes de crabe, tu prends la boîte qui parle et tu la mets dans la poche de ton manteau.